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Dans l’atlas qui ne m’a pas quitté depuis l’enfance (c’est un volume solidement cartonné, de haut format, édité par Nathan dans les années 45, paré de tous les prestiges d’une géographie politique désuète, et dont les photos provoquent depuis plus de trente ans le même déclic dans mon esprit, ouvrant des séquences entières d’un exotisme puéril en noir et blanc, tous les pays que je ne verrai pas, l’impossible voyage autour du monde que le gamin retiré en lui-même entreprenait dans l’immobilité monacale d’une chambre au lit trop court), dans mon atlas, les Pays-Bas occupent une place dérisoire, sur la carte numéro douze, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas. Urk est un îlot perdu à l’extrémité d’un polder fantôme, et les îles de Zélande, Walcheren, Noord-Beveland, Duiveland, Over Flakee, jouissent encore pour peu de temps d’un destin authentiquement insulaire, ignorantes de leur prochaine et sournoise annexion au continent. Indifférente à l’inexorable assèchement du Markervaard, Marken s’auréole toujours de véritable eau de mer, et ses vieilles femmes de pêcheurs, édentées, ridées par l’air marin, la coiffe immaculée, scrutent l’horizon d’où grandira la flottille, voiles déployées, le pont chargé des palingen, des haringen que l’on fera fumer sous les combles ou l’auvent des maisonnettes de bois. Les vieux réparent accroupis les filets au goût de sel, le crâne lisse sous le bonnet noir. Les chats tournent autour d’eux, le regard jaune dilaté par un rêve de poisson miraculeux. Quatre photographies seulement, au dos de la carte géographique, devraient suffire à l’imagination. Légendes : « L’écluse du canal de Ijmuiden »; « Moulins à vent en Hollande »; « Rotterdam : une partie du port fluvial »; « Amsterdam : le pont et l’église Saint-Nicolas ». C’est peu, trop peu. Ce sont des photos floues, grises, et qui parlent trop bas à mon cœur. Les moulins, on en distingue neuf, avec un chemin de terre, le coude d’un canal où le premier d’entre eux cherche son reflet, leur impassibilité les voue à des oublis instantanés. Péniches alignées sur le fleuve comme des bancs d’école : Rotterdam. Quelques mâts traversent de bas en haut la vue d’Amsterdam, on devine les pignons d’un quai, l’encadrement clair des fenêtres, un bouquet d’arbres, le profil du dôme de Saint-Nicolas (où donc est Père Fouettard ?) L’écluse est un jouet futile au bord d’une nappe d’eau sombre. À la page suivante on se rend à Barcelone, à Madrid, le long du Tage et à Cintra. Il n’y a pas de soleil. L’Alcazar de Ségovie ne tremble pas dans la lumière brûlante, les cyprès ne flambent pas de leur flamme noire.

 

Plus loin, les pages tournées, la ville du Cap est toute petite et aplatie. Des montagnes à l’arrière-plan mangent le ciel. Cette ville mesquine ne peut servir de décor aux jours profonds de Virginia. Moi, je continue à feuilleter l’atlas inutile, le ciel de ma fenêtre a repris ses habitudes de grisaille, j’ai froid.

 

Dans le logement la vie s’éclipse. J’ai cru parfois, en écrivant, la sentir déployer à nouveau des ailes rutilantes. Je lui ai tout sacrifié, à cette femme-oiseau, c’est bien peu de chose. Et je ne suis pas au bout de mes peines. J’aurais voulu d’un livre qui n’eût été qu’une énumération musicale, Bussum Gooi Baarn Amersfoort Langenoord Scherpenzeel Veenendael Oosterbeek Apeldoom Oosterhout Bennekom Heelsum Elst Nijkerk Elmelo Zwolle Zaandam Zandvoort Waterland Flevoland Vollenhove, ainsi jusqu’à la dernière page, la dernière ligne, le dernier souffle. Je parlerai maintenant de Hoorn.